Nous échangeons depuis longtemps avec Geneviève Dichamp, co-directrice du splendide théâtre Montansier inauguré le 18 novembre 1877 à Versailles. Mme Dichamp en est à la tête depuis Juin 2013, avec Frédéric Franck. Dans le passionnant entretien qui suit, elle nous parle de théâtre, de la manière d'en diriger un, de penser sa programmation... et de son amour immodéré pour la création. Toute la politique du lieu, d'ailleurs, vise à mieux soutenir les artistes et c'est ce qui justifie le processus en cours pour obtenir la labellisation Scène Nationale. De tout cela, et de beaucoup d'autres choses, il est question ci-après.
Note: à partir de ce 9 Septembre, le Montaniser accueille Thomas Fersen en résidence pour son nouveau spectacle. Il ouvrira la saison le 13 Septembre prochain pour une soiréec exceptionnelle retransmise en direct sur Fip. Il nous en parle lui aussi avec truculence dans un entretien que vous pouvez lire ici!
Bonne(s) lecture(s)
Enchanté Geneviève. Vous êtes en train de faire les démarches pour obtenir la labellisation "Scène Nationale". Pouvez-vous expliquer pourquoi et ce que ça signifie. Merci...
Enchantée Philippe. Nous faisons une demande de labellisation "Scène Nationale" pour obtenir un soutien sur le nouveau modèle que l'on développe au Montansier. Un modèle qui fait le pont entre le théâtre privé et le théâtre public, entre les artistes émergents et les artistes reconnus, dans le cadre d’un affermage qui nous rend responsables et nous permet aussi de multiples activités : créer, coproduire ou accueillir des spectacles, diffuser certaines créations, mettre en œuvre un important volet d’actions culturelles, organiser expositions, visites... on essaie de montrer que de nouvelles voies sont possibles. Et puis, surtout, la nouvelle voie que l'on met en œuvre donne la priorité à l'artistique: nous limitons les frais du théâtre en ordre de marche pour pouvoir donner la plus belle part aux artistes.
Pour pouvoir investir dans des productions...
Nous co-produisons toutes les créations que nous accueillons. Il ne s'agit pas uniquement de prêts de plateaux et de pré-achats: nous mettons de l'argent. Pour certaines créations par ailleurs, nous les accueillons en résidence avec le plateau à disposition, le personnel technique, le matériel technique nécessaire pour les créations lumières et son. Mais l'idée est vraiment de co-produire et de soutenir les artistes parce qu'on est aujourd'hui dans une époque de forte précarisation de la proposition artistique et que, pour avoir des belles propositions avec de vraies scénographies, il faut des moyens et du temps pour travailler. On ne peut pas demander aux artistes de travailler sans rien. Notre objet est donc de donner aux artistes les moyens de créer leurs rêves pour qu'ils deviennent ensuite les nôtres.
C'était dans votre démarche depuis le départ ou c'est le fruit d'une réflexion au cours du temps ?
Notre démarche de départ était vraiment de faire le pont théâtre public/ théâtre privé et inversement. Frédéric vient du privé, il a dirigé le Théâtre de la Madeleine et le Théâtre de l'Oeuvre, moi je viens du théâtre public. Déjà le fait de candidater à deux, de ces deux secteurs, justifiait déjà entrer dans cette démarche. Ensuite on s'est aperçus que la politique de coproductions que nous avons menée, s'amplifie de manière importante chaque saison : on a de plus de plus de créations, de plus en plus de spectacles co-produits. Des troupes, des compagnies et des théâtres de toute la France viennent nous porter des projets et nous demander un soutien. Au regard de la provenance du public, aujourd'hui nous recevons vraiment du public de toute l'Ile de France et plus loin : 10% de notre public est extérieur à l'IDF. 2ème ville de provenance des spectateurs, Paris... Aujourd'hui, le Montansier est un théâtre qui a vraiment une audience bien au-delà de sa ville et de son département d'implantation. C'est la vocation des scènes nationales. Pourquoi a-t-on aussi beaucoup augmenté la zone d'influence du Montansier ? C'est parce que nous avons augmenté beaucoup le nombre de représentations par spectacle. Evidemment, quand on fait une seule représentation par spectacle, on remplit le théâtre, mais on le fait avec ceux qui ont l'information suffisamment tôt pour réserver des places. Quand on joue un spectacle 2 fois, 3 fois, 5 fois, on peut offrir plus de places à la vente, augmenter le nombre de spectateurs et permettre à des publics qui viennent moins au théâtre d’accéder aux propositions artistiques. Nous allons notamment les chercher grâce au travail que nous menons sur le terrain.
C'est un appui pour une politique d'éducation au spectacle vivant...
Le label Scène Nationale nous permettra d’amplifier ce volet. On fait effectivement énormément d'éducation artistique et culturelle, en direction des établissements scolaires. Depuis 2013, nous avons accueilli plus de 500 établissements scolaires ou universitaires différents. Je ne parle pas de classes, je parle d'établissements scolaires. Nous avons donc des partenariats avec des maternelles, des primaires des collèges, des lycées, mais aussi des lycées d'enseignements professionnels, des universités, un lycée EREA qui accueille que des élèves en situation de handicap avec lequel nous avons un partenariat à l'année... On a tout un volant d'éducation artistique et culturelle qui s'adresse aussi aux maisons de quartier, à des EPAHD. On est en train de construire un partenariat avec la prison des femmes de Versailles. Parallèlement à tout cela, nous avons aussi initié un travail de la lutte contre l'antisémitisme sur tout le territoire des Yvelines : nous allons donner des lectures de textes de Primo Levi et d'Albert Cohen dans les lycées. Nous irons dans les établissements scolaires au plus près des élèves, et nous prenons cette action entièrement en charge : l'établissement ne paie pas. C'est une action suffisamment importante pour qu'il n'y ait pas de frein financier de la part de établissements.
C'est un projet que vous avez initié vous?
C’est un projet que nous avons initié suite à la recrudescence d’actes antisémites constatée en France. On a considéré que c'était aussi notre rôle de mettre notre pierre à l'édifice. Et le meilleur moyen, c'est la culture. Faire entendre ces textes. Nous avons sollicité la Cie du Théâtre en partance et ses directeurs, Valérie Aubert et Samir Siad. Ils ont monté un projet pour lequel ils sont autonomes. On demande juste aux établissements scolaires de nous fournir une salle suffisamment vaste pour avoir au minimum 3 classes. Et une prise électrique. Ils font leur représentation et ensuite ils rencontrent les élèves pour échanger à chaud...
"C'est une étrange entreprise que celle de faire rire"
La Cie présentera en effet aussi une création autour des textes de Molière cette saison, ils ont aussi créé ici un Bernanos il y a peu. C'est une Cie que nous apprécions. Il fallait avoir une équipe qui accepte la complexité technique de jouer dans des salles qui ne sont pas des théâtres, qui ne sont pas équipées véritablement... Il faut être un peu roots pour accepter ça. Ils étaient partants. Contre l'antisémitisme, nous organisons cette action sur deux semaines en Novembre et Mars, soit 20 lectures. C'est un gros travail qui va toucher entre 2500 et 3000 élèves.
Bravo. Spontanément en vous écoutant, par rapport aux femmes tout le mouvement metoo vous avez fait aussi des choses ?
Non parce que le problème ne s’est pas posé dans le lieu, mais nous sommes attentifs à accueillir beaucoup de metteures en scène femme ! Nous avons aussi une action contre la radicalisation avec la préfecture des Yvelines. Nous allons présenter "J'ai rencontré Dieu sur Facebook" de Ahmed Madani en petite jauge dans notre salle de répétition, suivi d'un débat avec les élèves. Avant cette série de 10 représentations, nous organisons une conférence avec Danièle Epstein, psychiatre spécialiste des processus de radicalisation. Cette conférence sera ouverte aux professeurs et aux encadrants des établissements avec lesquels on va travailler.
Revenons au programme. Programmer les spectacles plusieurs fois, c'est extrêmement important : quand on est dans une démarche de création, n'avoir qu'une seule représentation ne permet pas vraiment de s'améliorer. Ça vient dans cette dynamique là?
Les séries permettent aux équipes d'installer leur travail. Pour elles, c'est tout à fait autre chose. Quand on arrive à les avoir en résidence, ils passent 8 – 10 jours sur le plateau à travailler, évidemment ce sont des situations optimales par rapport à l'artistique. Plus on peut jouer, et c'est de plus en plus rare, mieux c'est. De toutes façons, c'est vertueux. Nous, on ne veut pas soutenir des projets qui ne sont pas joués. On ne met pas d'argent sur une création dont on nous dit : "on va la faire deux fois au Montansier et après on verra". Il faut créer pour jouer, créer pour créer n’est pas tenable et emmène la profession dans le mur. Il faut que les spectacles soient joués. Pour les comédiens, les auteurs, les équipes artistiques et techniques... pour tout le monde. Pour permettre aux artistes de rencontrer un public.
Comment se passe la négociation avec vous?
On n'ouvre pas le plateau à tout le monde. D'abord, en termes calendaires il faut que ça soit possible pour nous. Ensuite, il faut que le projet justifie cette mise à disposition du plateau. Cette année 3 compagnies vont disposer d'une résidence : "Du ciel tombaient des animaux" mis en scène par Marc Paquien sur un texte de Caryl Churchill, la création de l'opérette "Yes!" avec Les Brigands et Bru Zane et enfin "La Maison d'os" de Jean Dubillard dans une mise en scène d’Hervé van der Meulen que nous allons créer avec le studio d'Asnières.
Toutes ces démarches permettent aux Cies de s'asseoir et de grandir
C'est l'objectif. Il faut essayer de lutter contre la précarisation des moyens. Les moyens c'est aussi d'avoir un lieu pour travailler et des moyens pour la scénographie, les costumes, les répétitions... Certes, on n'a pas d'atelier de construction, par contre, on a une salle de répétition aux dimensions du plateau. Sur une résidence, il peut y avoir une partie de l'équipe en train de travailler sur le plateau, l'autre dans la salle de répétition pour un travail plus spécifique avant de se retrouver tous ensemble.
La saison 2019-2020, ce sont 17 créations. Il y a du théâtre, du jeune public, de l'opérette, de la chanson, du conte, de la comédie musicale... Extraordinaire !
On essaie de varier! L'objectif, c'est la pluridisciplinarité, la diversité des esthétiques. Le propre du Montansier est d'être sans chapelle. On est privé/ public, public/ privé, émergent, reconnu... On ne fait pas une programmation qui rentre exactement dans des rails tout tracés.
Vous privilégiez la curiosité...
Absolument. C'est notre 7ème saison. Un lien de confiance s’est créé et il nous permet d'amener le public sur des propositions sur lesquelles il ne serait pas venu spontanément il y a quelques années. On le fait par la communication qu'on réalise, les rencontres avec les metteurs en scène en amont des projets pour qu'ils présentent leurs objectifs, comment ils ont travaillé etc. Les partenariats multiples sur le territoire… C’est ainsi que nous arrivons à mobiliser le public, notamment sur des auteurs contemporains, parce que le lien de confiance existe. Le public prend le risque: il ne sait pas ce que c'est, mais il vient voir.
Ils prennent le risque après ce 1er contact
Absolument. En découvrant la programmation ils nous interrogent et se questionnent, retrouvent certains metteurs en scène, osent de nouvelles voies. Ils ne l'auraient peut-être pas fait il y a 5 ans.
La jauge du Montansier?
500. On peut faire plus mais après on est vraiment sur les places à 5€, des places à visibilité réduite. On peut aller un peu plus loin, mais en gros c'est 500. C'est le principe des théâtres à l'italienne. Pour bien voir, il faut être au centre. On a des places à visibilité réduite, on a aussi des places à jambes réduites ! Des endroits où, il n'y a pas beaucoup de places ! Ces 80 places, on les ouvre 45mn avant la représentation et c'est facile de venir au Théâtre même au dernier moment. Sur la saison 2013-2014 nous en avions vendu 1 000, cette année plus de 5 000. Cette proposition rend le théâtre accessible pour tous au dernier moment, il faut juste faire la queue (plus ou moins longtemps) !
Bravo!
Ça dit quand même quelque chose. Il y a des provenances différentes. Il y a ceux qui ne viennent que sur ces places-là, je pense notamment à un groupe de femmes, qui se sont connues en faisant la queue pour ces places. Elles voient tous les spectacles de l'année et elles se relaient pour faire la queue. Je pense qu'elles voient tout. Il y a ceux qui ne peuvent pas anticiper leurs réservations et viennent au dernier moment. Il y a aussi des adhérents qui ont déjà pris beaucoup et qui se disent ce soir, je suis libre, je vais y aller. Les nouveaux habitants qui arrivent à Versailles, parce qu'en Ile de France, il y a quand même une grosse rotation de population. C'est un axe de communication très intéressant pour nous: il reste toujours des places au Montansier jusqu'au dernier moment. Même si un spectacle est complet, nous n'ouvrons pas ces places avant 45 mn avant la représentation. On met complet - mais 45mn avant ouverture des places de 3ème série.
On sent un vrai brassage dans tout ce que vous décrivez. Un lieu de vie.
Oui. L'objectif c'est ça. C'est un lieu de vie. Parce qu'aujourd'hui, on n'est plus sur des théâtres où il y a juste un spectacle, au revoir je pars. Il y a les rencontres, le bar. Nous tenons beaucoup à l'accueil des gens dans notre maison, il y a toujours quelqu'un de la direction qui est là pour les spectacles, on accueille les gens, on les reçoit, nous répondons à tous les mails de félicitations ou de gens qui disent je n'ai pas aimé, je n'ai pas entendu ou... On répond systématiquement. On fait très attention évidemment quand on accueille des personnes à mobilité réduite. On est dans un service public de la culture, l'objectif, c'est que les gens soient contents.
17 créations, 38 spectacles... Que diriez-vous sur la programmation qui arrive ?
Comme vous l'avez vu, elle est marquée par la diversité. Des auteurs extrêmement différents : de Victor Hugo à Caryl Churchill, de Feydeau à Molière, de Hakim Bah à de la danse hip-hop... Une diversité entre le contemporain, le classique, du classique revisité, des adaptations : une adaptation de Balzac "La Vieille Fille", une de Proust "Un instant" d'après "A la recherche du temps perdu", c'est un accueil, un spectacle que l'on a vu au TGP et qu'on a d'autant plus facilement programmé ici que Proust s'est reposé à l'Hôtel des Réservoirs, à deux pas du Théâtre, l'année où il a perdu sa mère, donc c'était d'autant plus symbolique d'accueillir ce spectacle au Montansier.
Je sais que vous avez un coup de cœur particulier, un spectacle de théâtre visuel : "André et Dorine"
J’aime énormément le théâtre visuel, c’est étonnant de voir comment à travers ce théâtre sans paroles on peut raconter une histoire... Après pour tous les autres spectacles, on rêve quand on fait des créations. Je rêve de "La maison d'os" de Jean Dubillard, du Feydeau mis en scène par Zabou Breitman, "Du ciel tombaient des animaux" avec Marc Paquien, de "Mon dîner avec Winston" avec Gilles Cohen qui va être assez amusant parce que c'est un monsieur qui invite Winston Churchill à dîner. C'est toujours un moment assez extraordinaire: on est en attente de ce qui va naître. Souvent, c'est merveilleux. Quelques fois on est un peu déçu, c'est aussi le risque de la création, mais c'est aussi ce qui est intéressant. Donner aux artistes les moyens de travailler et les laisser travailler.
Ça garde un vrai côté humain, donc fragile. Mais quand la démarche est sincère, il se passe toujours quelque chose.
Voilà, exactement. Et c'est aussi ça qui est intéressant quand on fait des séries. Un spectacle présenté 10 fois, et bien, ça sera 10 fois la même chose mais différemment. Parce que la salle ne sera pas composée de la même manière, que les gens ne riront pas ne pleureront pas au même moment. C'est ce qui est magique dans le spectacle.
Le spectacle qui va ouvrir la saison, c'est un habitué du lieu qui créé son nouveau concert chez vous...
Thomas Fersen ! Entre parenthèses, Fersen est un pseudonyme qu'il a choisi par rapport à l'amoureux de Marie-Antoinette... et nous sommes très liés à Marie-Antoinette qui a inauguré le théâtre. Thomas Fersen aime beaucoup les théâtres à l'italienne. C'est une des raisons de son souhait. Du coup, je vais vous révéler quelque chose de confidentiel : nous allons accueillir le 3 Octobre un Work in Progress, une avant-première du concert de Vincent Delerm. Ce qu'on aime ici, c'est faire entendre des textes. Et tous les deux sont des auteurs d'abord avec leur propre imaginaire et donc on est encore une fois dans ce qu'on aime: le texte.
Un mot pour conclure ?
En réalité, on a surtout envie que les spectateurs aient envie de venir une fois ou 10 fois ou 24 fois comme quelqu'un récemment... Ce dont on a envie c'est que ce rapport artiste/public, qui est unique au théâtre, perdure. Dans un théâtre à l'italienne, cette proximité est plus proche que dans n'importe quel lieu, c'est aussi ça la magie du Montansier. Ce lieu existe depuis 240 ans. On veut qu'il continue à être un lieu central qui permette à des gens d'accéder au spectacle vivant et aussi à cette beauté architecturale... de quelque endroit qu'ils viennent.
Bravo pour toute cette démarche !
Propos recueillis par #PG9
Prochains entretiens: Thomas Fersen pour son nouveau spectacle (jubilatoire) "C'est tout ce qu'il me reste" (création le 13/09, 20h30 au Montansier - retransmission en direct sur Fip) et Céline Schaeffer pour "La République des Abeilles" (créé au Festival d'Avignon IN 2019, représentation le 16/10, 15h au Montansier)
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