A l'origine, il y a quelqu'un qui n'est jamais rentré. Un accordéoniste disparu tragiquement à la sortie d'un bal dans le nord de la France et dont la mémoire se transmet de génération en génération. De cette absence est née une vraie curiosité, un profond désir de l'autre. C'est ce que Guillaume Hazebrouck explique dans l'échange que nous avons eu ensemble il y a peu (et que vous pouvez revoir ici). Sauf que voilà, l'entretien en question ne durait que 12 minutes, et douze minutes, ça n'est vraiment pas beaucoup. Le manque s'est fait sentir par capillarité et quelques temps après, j'ai décroché mon téléphone... Allo, Guillaume?
Bonjour Guillaume! Dans ton "12 minutes avec...", tu dis: "le Jazz est mon lieu. Le Jazz, dans une acceptation très ouverte et très large... Mais il m'y manque toujours quelque chose". C'est donc fondamental chez toi, ce manque ?
C'est surtout que, vu de France, le Jazz est souvent considéré comme un seul fait musical. Pour moi, c'est beaucoup plus : c'est un fait culturel très large qui dépasse le simple champ de la musique parce qu'il est connecté avec la danse, le corps, l'idée de communauté, donc avec le social, avec toutes sortes de phénomènes... Evidemment, c'est politique aussi. En France, on considère souvent que c'est de la musique et que ça ne raconte pas autre chose alors que pour moi cette musique parle d'aujourd'hui, de la société dans laquelle on vit. Et je trouve important qu'elle dialogue avec d'autres disciplines.
Derrière ça, je pense qu'il y a la question du lien. Ce qui s'est passé en France au 20ème siècle, c'est que les commentateurs, les journalistes, les chercheurs, les universitaires qui ont travaillé sur cette musique ont voulu lui donner au jazz un statut équivalent à celui de la musique classique. Pour faire ça, ils en ont gommé plein d'aspects, notamment tout ce qui a à voir avec le corps, l'humour, la fête, le partage... Je crois qu'il faut renouer avec pleins d'aspects de cette musique, qu'il est important de réinvestir ce qui a été mis de coté, notamment la dimension populaire.
C'est le musicologue ou le musicien qui parle ?
Pour moi, c'est lié. De plus en plus, je trouve qu'on a besoin de relire l'Histoire pour vivre le présent. J'ai ce besoin là, moi en tous cas. Le fait d'avoir une petite connaissance du passé, de l'histoire, de ce qui s'est fait, me donne de l'énergie pour faire ce que j'ai à faire aujourd'hui.
Et au cœur des choses, il y a le lien...
Oui. Parce qu'on ne fait pas cette musique là tout seul dans son coin, elle se fait à plusieurs, avec d'autres musicien-ne-s. Et puis parce qu’il y a la dimension de l'adresse: si on ne s'adresse à personne, simplement, cette musique ne vit pas. Il y a besoin qu'elle soit adressée. Si elle l'est, il y a un retour et elle commence à circuler. J'ai besoin de cette circulation. C'est le fameux "call and response" qui est un mode de jeu essentiel dans les musiques afro-américaines. On a d'ailleurs sous-titré l'album de PIGMENTS, "a call and response". A partir du moment où il y a cet appel et cette réponse, il y a circulation.
Par rapport, notamment au piano, beaucoup d'artistes de jazz se produisent en solo... comme toi à Tours dernièrement!
Ca m'arrive d'en faire quand on me le demande, mais ça n'est pas la chose qui m'anime le plus.
Ca te nourrit autre part, autrement, de jouer parfois seul? Ca t'arrive de t'isoler ?
Oui ! C'est même essentiel. Quand, il s'agit d'inventer quelque chose, il y a toujours un moment où j'ai besoin d'être tout seul. C'est important. Même si on n'est jamais vraiment seul en fait, parce qu'il y a toujours la perspective de qui va jouer cette musique, qui va la recevoir et dans quelles conditions.
Centralement à ta démarche, il y a la place que va occuper ta musique dans l'espace au moment où elle sera jouée...
Le jazz est de la musique de circonstance. Quand Duke Ellington était au Cotton Club, le rôle de sa musique était d'accompagner un chanteur, une chanteuse, un numéro de magie, de claquettes... C'était de la musique de circonstance et ça me paraît essentiel: quelque chose qui est en dialogue avec la danse, avec ce qui est en train de se passer sur la scène...
Toi, tu vas encore plus loin: tu dialogues avec tout!
Non, je ne dialogue pas avec tout, mais le plus possible !
Tu travailles aussi avec des poètes, des danseurs... et des plasticiens aussi, non?
On a un projet avec Guillaume Carreau et Romain Rambaud, en effet, sur la poésie de Richard Brautigan. C'est un projet qui ne va pas sortir tout de suite parce qu'il va nous demander un peu de temps, mais en effet c'est une traduction plastique et musicale de la poésie de Brautigan. C’est la lecture du recueil Why unknown poets stay unknown qui en a été le déclencheur. Ce sont de très courts poèmes, des sortes d’haïkus américains, que j’ai adoré mettre en musique et qui ont déclenché plein d'images plastiques chez Guillaume Carreau et Romain Rambaud.
Quelle est la place de l'improvisation dans ton travail ?
L'idée de performance me séduit de plus en plus, dans le sens où je trouve que quand on fait une performance - c'est d’ailleurs le terme qu’utilisent les anglo-saxons quand ils parlent de musicien.e.s - deux choses se combinent. A la fois on a prévu des choses, on a une forme de partition, mais on est ouvert au moment où ça se joue et aux circonstances dans lesquelles ça se joue. La sortie de route est possible. C'est comme ça que je conçois l'improvisation.
Peux-tu nous parler de ta rencontre avec Nina Kibuanda… Qu'est-ce qui vous a amenés l'un à l'autre ?
Clara Gautret, alors enseignante au collège Rosa Parks, nous a mis en contact. Une année, elle nous a proposé qu'on travaille à deux avec des élèves. C'était très intéressant. On ne s'est pas rencontrés tout de suite. Nina avait fait travailler les collégiens d'abord, moi je suis intervenu après. J'ai proposé aux collégiens de venir un par un au piano me lire le texte qu'ils avaient écrit avec Nina. Je l'écoutais une fois et puis ensuite, je leur disais, vas-y redis ton texte et je me mettais à improviser vraiment avec la première idée qui me venait en réaction à ce que je venais d'entendre. Au bout d'un moment, tous ont accepté de lire leur texte face au groupe avec la musique. Nina a repris ce travail-là et l'a mis en scène. A cette occasion, il avait travaillé avec eux un texte de Léon-Gontran Damas,"Le hoquet". Quand je l'ai entendu, je suis tombé en amour de cette poésie et de Nina en train de déclamer ce texte-là. Pour moi désormais, c'est une seule et même chose : Léon-Gontran Damas est à jamais inséparable de Nina. Il y a une évidence qui se joue dans le fait de l'entendre lui dire ces textes-là. Suite à ça, j'ai proposé à Nina qu'on imagine tout un répertoire sur les textes de Léon-Gontran Damas. Je ne le connaissais pas. C'était vraiment un choc.
Il a écrit beaucoup de textes ?
Léon-Gontran Damas a écrit 6 ou 7 recueils. Le plus connu, Black Label, est un long poème. Moi, j'aime bien la concision, parce que je trouve qu'il faut qu'il y ait de l'espace pour la musique. Quand un objet poétique ou autre est complet, je ne veux pas y toucher. Mais si c'est un objet concis, ça me laisse plus d’entrées pour imaginer de la musique. Je suis donc toujours à la recherche d'objets qui sont un peu fragmentaires en fait. Les poèmes qu'on a trouvés dans les recueils Pigments et Névralgie, pour moi, c'est ça : ils laissent de la place à de la musique. C'est une poésie très orale et à la fois très littéraire, extrêmement littéraire, même. C'est un travail d'orfèvre de la langue, mais, comme dirait Nina c'est aussi du "vomi", du viscéral. Il y a une grande urgence dans ces textes-là. Et puis, c'est vraiment une poésie qui a à voir avec le jazz, parce qu'elle est très rythmique, il y a de la répétition. Et la répétition, c'est central dans le jazz. C'est grâce à elle qu'il y a de la variation, que les choses se transforment au fur et à mesure. Elles évoluent, se nuancent, se contredisent... C'est ce que j'entends chez Léon-Gontran Damas. Il répète plusieurs fois la même formule, c'est de l'énergie, c'est de la scansion, de la transe... Ca créée de la musique.
Vous êtes 6 en tout sur Pigments & The Clarinet Choir...
On a commencé à 3, avec Olivier Carole à la basse, et puis, on a très vite, dés la première date, on a invité Julien Stella (clarinettiste et beat-boxer) à nous rejoindre. Ca a déclenché cette idée d'avoir un trio de clarinettes qui pour moi évoquait l'idée d'un choeur chantant, mais là c'est un choeur de clarinettes... Derrière cette idée il y a l'idée peut-être d'une espèce de gospel bizarre, qui serait celui de Léon-Gontran Damas et puis, simplement, une idée collective à nouveau.
Le plaisir d'être ensemble!
Le plaisir d'être ensemble, alors, ça c'est garanti... C'est une belle, magnifique équipe ! On a beaucoup de plaisir à être ensemble.
Vous préparez quelque chose de particulier pour le 15 avril au Pannonica?
Ce programme-là est toujours un peu en évolution. La dernière fois on a intégré un nouveau texte, ça évolue toujours un petit peu. On a besoin de renouveler les choses, même si on est très contents du set qu'on joue et on ne s'en lasse pas... Là, il y a la sortie du disque, qui n'est pas qu'un simple disque. On a travaillé Nina et moi avec Sika Fakambi. C'est une grande traductrice qui vit à Nantes et avec laquelle j’ai eu la chance de travailler à une mise en musique avec le saxophoniste Steve Potts du roman Mais leurs yeux dardaient sur Dieu de Zora Neale Hurston qu’elle a traduit pour les éditions Zulma. Quand Sika a appris ce qu'on faisait à partir de Léon-Gontran Damas, elle a eu l’idée de proposer à des auteurs et autrices d'aujourd'hui d’écrire des réponses aux poèmes de Damas. Ils sont douze à avoir répondu à cet appel. Sinzo Aanza, Jean D'Amérique, Catherine Blondeau, Julien Delmaire, Yancouba Diémé, Eva Doumbia, Lisette Lombé, Gaël Octavia, Raharimanana, Rodney Saint-Éloi, Seynabou Sonko, Lucie Taïeb nous ont offert de magnifiques textes intégrés au livret du disque. Pour ces auteurs et autrices Léon-Gontran Damas est un poète plus que jamais essentiel par ce qu'il incarne et par sa parole qui résonne énormément avec aujourd’hui.
Ces textes-là, vous allez les dire et les mettre en musique?
Ca, c'est l'étape d'après, peut-être. En tous cas, avec Pigments on ne va pas en rester là. On va repartir sur un nouveau programme qui sera probablement de mettre en musique de la littérature d'aujourd'hui...
Vous l'avez sous-titré "call and response"... On est là dedans !
Oui.
Quelques mots sur le projet "Hoarse"?
"Hoarse" est un quartet avec Pierre-Yves Mérel (saxophone ténor), Frédéric Chiffoleau (basse/ contrebasse) et Arnaud Lechantre (batterie). Je dirais que là c'est un versant très jazz d’aujourd’hui. Et ce n’est que de la musique pour une fois. On a eu la chance de jouer là, dernièrement, on aime beaucoup ça.
Quelques mots sur Olivier Thémines, qui est dans Pigments aussi ?
Avec Olivier, on va jouer le 19 mai au Petit Faucheux à Tours. C'est une date qui est importante pour moi parce qu'on va jouer en duo. Olivier est un des complices avec qui je fais de la musique depuis le plus longtemps et on va jouer ensemble de la musique "de chambre" qu'on a écrite pour l'occasion lui et moi. En plus, on va jouer juste avant un documentaire d'Antoine Polin sur un grand musicien d'aujourd'hui, Ran Blake, qui est une de nos inspirations.
Avec Olivier, tu as créé la Cie Frasques. Vous êtes liés par une complicité et un travail.
Oui. On partage tous les deux pas mal de choses, on a un rapport à la musique qui est assez proche. On a des sensibilités différentes avec Olivier, mais on a en commun ce souci de l'écriture. On a un goût aussi pour des choses un peu secrètes dans la musique, qui ne font des fois pas beaucoup de bruit, mais qui nous nous interpellent : des musicien-ne-s de l'histoire du Jazz dont la musique n'est pas forcément très spectaculaire et qui des fois sont pas toujours très médiatisés, mais qui, pour nous, sont essentiels. Je pense par exemple à Jimmy Giuffre, à Paul et Carla Bley... Ce sont des jalons qui ont été importants pour nous, des repères qui continuent à nous inspirer, à nous donner envie d'écrire de la musique et à en jouer.
Tu viens de faire un Opéra, tu as le travail avec des poètes, le travail avec des plasticiens... avec un danseur aussi... Quel serait ton projet ultime ?
J'aimerais bien écrire pour les voix, pour des choeurs, à nouveau. Je l'ai fait sur "les Sauvages", mais j'aimerais bien spécifiquement écrire pour des choeurs. J'aimerais bien écrire pour l'Orchestre – j'ose à peine le dire...
Tu l'as dit tout bas !
J'ai très envie d'écrire de la musique de chambre, il y a une idée de quatuor que j'aimerais monter, j'en parle à la fin du 12 minutes avec. J'ai envie de faire des projets purement musicaux...
C'est un peu le retour aux sources ?
En fait, j'ai besoin des deux. J'aime beaucoup quand il y a un échange avec d'autres disciplines et puis, de temps en temps, j'ai besoin de revenir juste sur de la musique...
Un mot pour conclure ? Des choses dont on n'a pas parlées qui sont importantes ?
La collaboration avec la formidable Chloé Cailleton avec qui on joue la conférence-concert Super Jazz Women dédiée au matrimoine du jazz. Il y a beaucoup à en dire à tel point qu’on a décidé de la décliner sous forme de podcats, produits par le Petit Faucheux à Tours, où l’on invite des musiciennes d’aujourd’hui à en parler. On a ainsi reçu Leïla Olivesi, Julie Saury, Airelle Besson, Sylvaine Hélary et Léa Ciechelsky.
Avec l’ami Victor Michaud, qui joue du mellophone et qui est compositeur/arrangeur, on a monté dernièrement deux formations pour relire la musique de Sun Ra, inventeur de l’afro-futurisme et qui est aussi une grande inspiration : Symposium qui est un grand ensemble de douze musicien.e.s avec une instrumentation vraiment hors-norme et Sunship Troopers qui est un quartet autour de la voix magnifique de Laurène Pierre-Magnani avec qui j’ai collaboré sur Les Sauvages. Ce sont deux formations bien réjouissantes.
Enfin je voudrais dire un mot du quartet Transhumance de Florian Chaigne dans lequel je joue avec Pierre-Yves Merel et Emeric Chevalier. Florian est un incroyable batteur dont la musique est très riche et stimulante. Le quartet sort un premier album à l'automne.
Propos recueillis par #PG9
Infos:
www.frasques.com
Prochains rendez-vous
Vendredi 15 avril, 21h, Pannonica - Nantes:
"Piments and the clarinet choir"
Nina Kibuanda - slam
Guillaume Hazebrouck - piano, claviers
Olivier Carole - basse, chant
Julien Stella - clarinettes, beatbox
Olivier Thémines - clarinettes
Nicolas Audouin - clarinettes
Jeudi 19 mai, 20h, Le Petit Faucheux - Tours
"Abstract Stuffs"
Olivier Thémines / Guillaume Hazebrouck
"Living With Imperfection"
documentaire d'Antoine Polin
Quelques prolongements "faits maison":
"12 minutes avec..." GUILLAUME HAZEBROUCK
"12 minutes avec..." NINA KIBUANDA
"12 minutes avec..." CHLOE CAILLETON
"12 minutes avec..." FLORIAN CHAIGNE
[Plonger dans l’âme de...] Nina Kibuanda. Bouche & coeur en or
[Plonger dans l’âme de...] Florian Chaigne. Un étonnant chemin vers la musique
Pour retrouver tous nos articles, rendez-vous ici
Partageons la Culture!
PS: toute reproduction, même partielle, interdite sans autorisation
Comments